Nina
Roussière
Nina Roussière, entre le sensible et l'insaisissable
Comment donner à voir les phénomènes qui échappent à notre perception sensible?
Si ceux-ci se dérobent à nos sens, se soustraient-ils pour autant à notre entendement? Peut-on saisir ce qui est hors de portée, hors-d'échelle, impalpable sans annihiler cette propriété ? Voici quelques-unes des questions qui motivent le travail artistique de Nina Roussière.
Cette dernière entreprend de créer des formes qui pourraient procéder de relevés. Des traces sont retenues au moyen de photogramme[1] dans Espace des variantes (2015) ou encore Le Bruissement des étoiles du matin (2017). Un cyanotype[2] est révélé à la lumière et enregistre les variations lumineuses et atmosphériques dans Univers 01 (2017). Des traits griffent la surface du papier carbone dans Sans-titre (2013), des tracés à l'huile couvrent le papier de Diagrammes (2013).
Néanmoins, alors qu'une empreinte suppose un objet référentiel laissant sa marque sur une matière qui en enregistre la forme, le travail de Nina Roussière tend à masquer ou plutôt à rompre le lien avec le référent qui reste hors de portée. Si bien que la représentation demeure particulièrement mystérieuse et que ses interventions restent résolument abstraites, comme pour échapper à la narration, à la fiction, passant dans le langage pur du dessin. L'artiste produit alors une sorte de notation intraduisible dans le langage parlé, une forme d'écriture chorégraphique dont la clé de décryptage demeure inaccessible. Pour intensifier cette expérience sensible, elle engage son travail à l'échelle du corps grâce à de grands formats qui se déplient sur la surface du mur ou se déploient dans l'espace.
Tapis derrière cette dimension intuitive, il est pourtant question de paramétrage,
de maîtrise et de contrôle dans la démarche de Nina Roussière.
La sinopia, un pigment rouge qui servait à l'ébauche des fresques murales dès l'époque médiévale, donne son titre à des dessins muraux réalisés au cordeau de maçon. Dans Racine Carrée (2011), des empilements de feuilles d'imprimante sont percées d'un trou dès lors que la pile dépasse la hauteur industriellement définie d'une ramette de papier, la profondeur de l'ouverture fait alors varier la densité de l'obscurité. Terpolymère amorphe plié (2017) est une feuille de plomb pliée comme si elle s'était chargée de la forme et des dimensions de la bâche manufacturée posée à proximité dans l'atelier de l'artiste.
En fait, c'est la disjonction entre, d'une part, un calcul purement théorique, une marche ordonnée et ordonnable du monde, et d'autre part, la possibilité de son expression et la variabilité de sa matérialisation qui intéresse Nina Roussière.
Les œuvres 212 309 909 / Stabilisation de business et 71 427 321 893 / normalisation de la situation financière (2015) sont particulièrement exemplaires à cet égard en mettant en jeu un protocole numérique susceptible de modifier la réalité. Dans les années 1990, Gregori Petrovich Grabovoï, docteur en mathématique, imagine des suites chiffrées supposées agir sur la matière, maîtriser les émotions ou encore garantir une prospérité financière. L'artiste valide poétiquement le postulat selon lequel ses enchaînements numériques réagencent, par leur simple lecture, le destin des personnes qui les déchiffrent. Parmi ses suites chiffrées censées posséder des vertus vibratoires déclenchant un « pilotage de la réalité[3] », Grabovoï en imagine une, apte à modifier les flux financiers. Reprenant l'anecdote, Nina Roussière traduit les chiffres en dessins et décline les glyphes de diverses civilisations. Elle introduit des traits produisant des vibrations, elle fait dévier la trajectoire prévue en perturbant l'impression d'un dessin numérique et apporte des tracés inattendus. Il n'en demeure pas moins que ce principe témoigne des stratégies mises en œuvre pour tenter de répondre aux grandes questions métaphysiques, pour sonder le monde, indépendamment de l’expérience sensible que nous en avons, pour essayer d'organiser et de contrôler les choses qui composent celui-ci ou les processus qui le traversent.
Cette difficulté à percevoir et à comprendre ce qui sous-tend nos existences se traduit dans les œuvres de Nina Roussière par une très grande discrétion quant aux méthodes utilisées pour les produire. Les techniques, les gestes et les outils qui permettent à l'artiste de créer ses œuvres sont tenus secrets. Les médiums, qu'ils soient récents ou anciens, sont hybridés afin d'en fusionner les spécificités et d'en entraver l'identification. Dès lors chacune des pièces semblent presque constituer une boite noire au sens cybernétique[4] du terme, c'est-à-dire un système clos dont on ne peut percer l'agencement interne ou les étapes qui permirent sa réalisation. Elles résistent à celui que les voit, elles ne se laissent pas transpercer mais proposent plutôt de laisser le regard glisser à leur surface.
Alors que le monde contemporain est devenu contrôlé, anticipable et modulable selon des algorithmes prédictifs toujours plus performants, les œuvres de Nina Roussière établissent des systèmes énigmatiques hors de ces calculs ou des formes qui les font dérailler tel un bug. Surtout, les œuvres de Nina Roussière ne viennent pas matérialiser l'indicible, l'invisible, ou le tout juste palpable. Elles viennent plus exactement rendre tangible l'entreprise humaine qui consiste à tenter de connaître et de comprendre des entités ou des processus considérés comme immatériels et invisibles. Sans prétendre y répondre, elles rendent finalement sensible la quête de sens des réalités qui échappent aux sens.
Julie Martin. Octobre 2018
[1]En photographie, un photogramme est une image obtenue sans appareil photographique, en plaçant des objets sur une surface photosensible exposée à la lumière. Les parties protégées des rayons lumineux restent blanches au contraire des parties brûlées par la lumière qui deviennent noires.
[2]Le cyanotype est un support photosensible qui produit une image dans un camaïeu de bleus.
[3]In http://www.grabovoi-france.fr/
[4]Le mathématicien Norbert Wiener présente la boîte noire dans Cybernetics or Control and Communication in the Animal
and the Machine, dès 1948 comme un concept qui permet de modéliser entre autre les outils informatiques. Dans une boite noire les composantes, l'agencement de celles-ci, les étapes de montages sont inaccessibles au regard.